L’Europe spatiale en panne de lanceurs …
Le 21 juin prochain, le lanceur lourd européen Ariane 5 effectuera son 117ᵉ et dernier lancement, après 27 ans d’activité et seulement 5 échecs. Ariane 5 aura mis en orbite 237 satellites et aura permis à Arianespace de devenir le numéro un des lancements de satellites commerciaux dans le monde.
Le bilan est flatteur !
Mais Ariane 5 est sans doute "le bel arbre qui a trop longtemps caché la forêt" car l’Europe spatiale plonge désormais dans de sérieux remous.
En effet, Ariane 6, le modèle qui doit succéder à Ariane 5, n'est toujours pas prêt, subissant près de trois ans et demi de retard sur son calendrier initial.
Après l'arrêt de la coopération avec la Russie depuis son offensive en Ukraine, l’Europe ne bénéficie plus des fusées Soyouz en Guyane pour lancer des satellites de masse intermédiaire.
Et enfin, après l’échec du lanceur de taille plus réduite Vega C en décembre 2022, l’Europe ne dispose plus de lanceurs en propre pour mettre ses satellites en orbite.
En clair, l'Europe n'a plus d'accès autonome à l'espace pour un temps encore indéterminé, et les agences spatiales européennes doivent faire appel à leurs partenaires ou concurrents, en particulier à l’américain SpaceX, pour assurer leurs missions institutionnelles et scientifiques.
Comment est-on arrivé à pareille situation ?
La faute est due à une combinaison de facteurs systémiques et conjoncturels qu’on peut attribuer à :
• une mauvaise gestion de la transition entre les lanceurs Ariane 5 et Ariane 6, oubliant les turbulences du passage d’Ariane 4 à Ariane 5, sous-estimant les déboires techniques et industriels du programme Ariane 6, décidant d’arrêter très tôt (trop tôt ?) la production des Ariane 5 et comptant sur des back-up insuffisamment robustes, Soyouz et Vega.
• une dégradation géopolitique inattendue, avec la guerre en Ukraine, dont l’Europe spatiale a fait douloureusement les frais.
• l’envolée des coûts à la production, qui a aussi impacté l’industrie spatiale comme toutes les autres industries.
L’Europe doit (absolument) reprendre des couleurs…
Le principal enjeu à terme n’est pas la capacité de l’Europe à mettre en orbite ses satellites, puisque l’Europe sait trouver d’autres lanceurs auprès de ses partenaires, comme les Américains.
Le sujet est celui de l’autonomie européenne de l’accès à l’espace vis-à-vis de motivations économiques, stratégiques et politiques.
• l’Europe détenait la moitié du marché des lanceurs il y a 10 ans. En 2023, Arianespace ne fera que 4 lancements, au mieux 5 si Ariane 6 est prête pour son vol inaugural à la fin de cette année, alors que de son côté SpaceX va en réaliser plus d’une centaine.
Le risque est donc que l’Europe se coupe des marchés commerciaux au profit de ses concurrents, dans un contexte où s’ouvrent d’alléchants nouveaux marchés, notamment pour le déploiement des grandes constellations de satellites ,
• l’Europe doit impérativement conserver la possibilité de lancer les satellites qu'elle souhaite selon ses propres conditions et ne pas s’exposer à la sujétion de ses partenaires.
Cet argument importe tout particulièrement pour le spatial militaire. L'espace devient un lieu de conflictualité et le fait d’y avoir un accès sûr et indépendant est capital,
• enfin, un vrai risque de "déclassement" existe si l’Europe ne retrouve pas son rang dans le concert des grandes puissances de lancement. Ceci affaiblirait grandement son poids dans la définition des nouvelles normes et règlementations, dont le besoin à l’échelle mondiale devient inéluctable face à l’explosion des missions spatiales.
… en préservant la cohésion de l’ensemble des acteurs
L’industrie des lanceurs est une industrie où les investissements sont conséquents et où les séries de production sont courtes.
Jusqu’à présent en Europe, la fabrication des lanceurs spatiaux est à l’initiative des Etats. L’ESA y consacre une très grosse partie de son budget, qui s’élève à plusieurs milliards d’euros par an. Mais un changement est en cours .
On voit fleurir en Europe, notamment en Allemagne et en France, des initiatives nationales qui misent beaucoup sur le développement de micro et mini-lanceurs spatiaux, souvent financés par des capitaux privés.
Ces projets sont portés par des start-ups qui espèrent faire la différence grâce à des technologies innovantes, plus attractives en coûts et qui s’inspirent du modèle SpaceX.
Sauf qu’il reste un grand nombre d’étapes à franchir…
SpaceX a pris beaucoup d’avance. SpaceX maîtrise la réutilisation d’une partie de ses lanceurs depuis 2017 et enchaîne les tirs à une cadence importante, ce qui lui permet de réduire drastiquement les coûts des missions spatiales et donc de proposer des prix attractifs.
SpaceX bénéficie aussi d’un solide soutien de la NASA et d’autres administrations américaines comme le Department of Defence grâce à de nouveaux modèles économiques entre la sphère publique et le secteur privé.
La multiplication des initiatives et des acteurs en Europe est certainement une bonne chose pour l'innovation, mais elle menace la cohésion d’un secteur en pleine turbulence. On ne peut d’ailleurs s’empêcher de penser que certains "game changer" voient là une opportunité pour s’extraire du modèle ESA, considérant que celui-ci est à bout de souffle….
L’Europe saura-t-elle rester résister au rouleau compresseur SpaceX, à l’inexorable montée en puissance de la Chine (qui a réalisé 64 lancements en 2022) et de l’Inde ?
Il faudra d’abord qu’elle réussisse (sans trop) tarder la mise en exploitation du lanceur Ariane 6 et la fiabilisation de la fusée Vega….