France et États-Unis : 60 ans de coopération fragilisés
Le 21 mars 1961 le Comité des recherches spatiales du CNES signait le premier accord à long terme dans le spatial entre la France et la NASA, initiant une longue et fructueuse collaboration entre notre pays et les États-Unis. Elle concerne aujourd’hui de nombreux domaines : océanographie, météo et changement climatique, aide aux secours, agriculture et développement durable, science et exploration spatiale, etc.
Cette coopération sera-t-elle fragilisée par les violentes attaques dont sont actuellement l’objet les institutions scientifiques états-uniennes, en particulier dans le domaine de la météo et du climat et, également, par les incertitudes qui pèsent sur d’autres domaines comme les futures missions scientifiques et d’exploration ?
Auront-elles des conséquences sur les programmes spatiaux européens, notamment Copernicus, sur ceux de l’ESA, du CNES, d’EUMETSAT ? Ces questions inquiètent scientifiques, agences spatiales et industriels.
La NOAA en danger
Depuis l’arrivée de l’administration Trump, plus de mille personnes ont déjà été licenciées ou ont démissionné de la NOAA (National Oceanic and Atmospheric Administration), soit environ 20% de son personnel, composé pour plus de moitié d’ingénieurs et de scientifiques. Et la purge continue. Son National Weather Service (équivalent de Météo France) qui fournit des prévisions météorologiques permettant de lancer des alertes météo annonçant tornades et ouragans pourrait être privatisé sous prétexte d’économies alors qu’il ne coûte que quatre dollars par an à chaque états-unien.
Référence mondiale pour les mesures de la concentration de CO2, actif depuis 1957 et véritable « vigie du climat », l’observatoire de Mauna Loa à Hawaï, géré par la NOAA, n’a plus d’équipe de maintenance et pourrait fermer ses portes dès cet été.
De nombreux scientifiques tirent le signal d’alarme. Parmi eux, Christophe Cassou, Directeur de recherche (CNRS) à l'École normale supérieure et coauteur du dernier rapport du GIEC qui déclarait lors de la web-conférence Stand Up For Science du 2 avril dernier : « Toutes ces actions mettent en danger le suivi des indicateurs climatiques et de leurs structures de support qui permettent de les maintenir ainsi que les financements qui conditionnent leur bon fonctionnement. Ce n’est pas en cassant le thermomètre ni en brisant les scientifiques que le changement climatique va s’arrêter ».
À propos de la NOAA, sa collègue Valérie Masson-Delmotte, paléoclimatologue, directrice de recherche au Commissariat à l’énergie atomique et au Laboratoire des Sciences du Climat et de l'Environnement, de Paris-Saclay qui a contribué à plusieurs rapports du GIEC, déclarait le 7 mars dernier sur France Info :
« Une des personnes en charge de ces alertes a été licenciée, la directrice du programme de recherche sur l'acidification de l'océan, et des spécialistes permettant la gestion durable des pêcheries aussi. Leurs lancers de ballons quotidiens en Alaska ont été interrompus. Or, ils fournissaient des données sur le profil de l'atmosphère, les vents... C'est très important pour la qualité de la prévision météo. Si on les perd, elle sera moins bonne. Et pas uniquement pour l'Alaska : ces données sont mises en commun au niveau mondial».
Argo et l’altimétrie spatiale
Ces événements pourraient avoir un impact sur des programmes d’océanographie spatiale auxquels la France et les États-Unis coopèrent depuis plus de trente ans. Exemple, le réseau Argo qui réunit 34 pays. Avec ses 4137 flotteurs profileurs autonomes qui transmettent leurs données par satellite, il permet de mesurer en temps réel la température et la salinité de l'océan à l'échelle de la planète. Les États-Unis, via la NOAA, en sont de loin le premier contributeur (56 %), la France le troisième (6,9 %) après l’Australie. En cas de réduction de ces financements, qui prendra le relais ?
Le 12 mars dernier, François Houllier, PDG de l’Ifremer (Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer ) qui coordonne un des trois centres mondiaux Argo, déclarait à l’AFP que si, pour l’instant, le flux de données des flotteurs ne s’était pas altéré, leur durée de vie n’étant que de cinq ans, se posait la question de leur prochain renouvellement à l’échelle mondiale :
« Les États-Unis vont-ils continuer de financer Argo à la hauteur antérieure ? (...) Sans ces flotteurs, on se prive de regarder la réalité, et donc c'est la négation de la science elle-même (...). S'il y a une nécessité d'adaptation et qu'on veut pallier une éventuelle déficience de nos collègues américains, il faut mettre des efforts financiers. C'est plutôt à l'échelle de l'Europe que ce genre de choses-là devrait être fait ».
Signe inquiétant, en février dernier les scientifiques de la NOAA ont reçu l’ordre d’interrompre leurs échanges et de ne plus participer ou organiser de réunion avec leurs confrères internationaux, dont l’Ifremer.
Quel avenir pour le GIEC ?
Après le retrait de l’Accord de Paris des États-Unis en janvier, l’avenir du GIEC (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat) paraît aujourd’hui encore plus incertain comme s’en est inquiété l’association Météo & Climat le 5 mars dernier :
« L'unité de support technique soutenant les travaux de son 3ème Groupe de Travail dédié à la décarbonation, basée aux États-Unis, a été supprimée du jour au lendemain. Les États-Unis n'ont pas envoyé de délégation ni autorisé le déplacement de scientifiques de ce pays à la 62ème session du GIEC du 24 février au 1er mars 2025 à Hangzhou, Chine (...). Comme signe révélateur d’une volonté de désinformer le public sur la réalité du changement climatique, des pages de sites internet publics traitant du changement climatique et de ses conséquences ont été supprimées par le département de l’agriculture des États-Unis, organisme en charge de la politique fédérale en matière d’agriculture, d’alimentation et de forêts ».
EUMETSAT, la météo et le climat
Autre exemple de coopération qui pourrait être fragilisée, celle entre la NOAA et EUMETSAT, l’organisation européenne pour l'exploitation des satellites météorologiques. Depuis 2015 un accord régit leurs contributions pour établir les prévisions, suivre l’évolution des tempêtes et surveiller l’environnement grâce aux données satellitaires.
Qu’en sera-t-il demain si la NOAA perd une partie de son personnel, de ses données et de ses financements et ne collabore plus avec les scientifiques européens ? Cela alors que le satellite Metop-SG-A1, partie intégrante du programme Système Polaire de Seconde Génération (EPS-SG), développé par l’ESA et EUMETSAT et essentiel pour le suivi de la météo et du climat, doit être lancé en août 2025 par Ariane 6.
Début janvier, la NOAA a certes renouvelé pour dix ans son accord de coopération avec le Centre européen pour les prévisions météorologiques à moyen terme (ECMWF) basé à Reading, Royaume-Uni. Cette organisation intergouvernementale soutenue par 22 pays européens et 12 autres pays associés constitue un acteur clé de Copernicus. Mais elle pourrait être impactée comme l’évoquait le 28 mars dernier, dans Médiapart, Florence Rabier, directrice générale de l’ECMWF :
« Les gouvernements du monde entier ont besoin de données météorologiques de haute qualité pour investir et prendre des décisions afin de protéger leurs citoyens. Toute lacune dans la surveillance du système terrestre aujourd’hui n’aura pas seulement des répercussions sur le présent, mais engendrera également des problèmes pour de nombreuses générations à venir ».
Quels impact auront également ces décisions sur l’initiative SCO (Space for Climate Observatory, Observatoire Spatial pour le Climat) lancée en 2019 avec pour objectif d’utiliser les données spatiales pour développer des outils opérationnels afin de s’adapter aux effets du changement climatique ? Il réunit aujourd’hui plus de 40 pays et organisations internationales dont les États-Unis qui s’y sont associés en juin 2022 via la signature de sa charte par la NOAA.
L’exploration spatiale au régime
Autre sujet d’inquiétude, les missions scientifiques et d’exploration spatiales. La Planetary Society, plus grande organisation indépendante au monde dédiée à l’exploration spatiale, s’alarme des récents rapports indiquant que la Maison-Blanche envisagerait une réduction de 50% du budget des projets scientifiques de la Nasa pour 2026 : « Si ces coupes budgétaires venaient à se concrétiser, elles représenteraient rien de moins qu'un événement d'extinction pour la science et l'exploration spatiale aux États-Unis ».
De son côté, l’Université PSL (Paris Sciences et Lettres), dont l’Observatoire de Paris est membre fondateur, soutient l’initiative de l’Académie des sciences qui a alerté sur les menaces pesant sur la science et la recherche aux États-Unis.
Certaines programmes d’exploration sont réorientés ou parfois menacés. Exemple, Artemis dont l'objectif est d'amener un équipage sur le sol lunaire d'ici 2027 et de préparer de futures missions d'exploration de Mars. Le lanceur ultra-lourd Space Launch System (SLS), construit par la NASA, est censé mettre en orbite la Lunar Gateway, première station spatiale internationale autour de la Lune. La France et l’ESA sont engagées dans la fourniture du module de service européen d’Orion (ESM), le vaisseau qui transportera l'équipage sur la Lune, le ramènera sur Terre et assurera des fonctions essentielles telles que le système de propulsion et tout ce qui est nécessaire à la survie des astronautes. A moins que l’atterrissage lunaire se fasse sans passer par la Gateway, ce qui est envisagé pour la suite du programme...
Participent au développement d’Orion Thales Alenia Space, Airbus Defence and Space, Safran, Arianespace, Latécoère... Or ce scénario n’a pas les faveurs d’ Elon Musk. Principalement intéressé par Mars, il envisage plutôt un alunissage direct, ce qui pourrait pousser les États-Unis à remettre Orion en question.
Le 9 avril dernier, devant la commission de sénateurs chargée de confirmer sa nomination à la tête de la NASA, l’homme d’affaires Jared Isaacman a semé le doute sur l’avenir de ces programmes en déclarant : "Nous donnerons la priorité à l'envoi d'astronautes américains sur Mars, et en cours de route, nous aurons inévitablement les capacités de retourner sur la Lune". Même s’il a estimé qu’il était possible "de réaliser l'impossible" et de poursuivre conjointement ces deux objectifs, les sénateurs ont fait état de leur scepticisme, les budgets de la NASA ne semblant pas extensibles et devant même être diminués de moitié pour la science. Un autre possible changement majeur pour la politique spatiale des États-Unis...mais peut-être aussi pour la France et l’Europe comme le craint Lionel Suchet, président par intérim du CNES.
Le spatial : exploration ou conquête ?
Dans un entretien au Monde du 21 mars dernier, il s’est interrogé sur l’avenir de la coopération spatiale entre nos deux pays : « En Europe, notre vision de l’espace repose sur des valeurs de développement raisonnable, en faveur de la connaissance et de la science, au profit des citoyens et des entreprises, pas dans une simple logique de conquête, comme actuellement aux États-Unis. Aller planter un drapeau sur Mars puis revenir ne nous intéresse pas (...). S’il n’y a plus de station, il n’y aura plus de capsule Orion, ni d’ESM et encore moins de lanceur SLS. Cela suscite de fortes interrogations».
Cela alors que l’ESA a lancé son propre projet d’atterrisseur lunaire, l’Argonaut. Il sera livré en 2030 pour servir à sa première mission opérationnelle vers la Lune, ArgoNet, dont le lancement est prévu en 2031. « L’Europe est en route vers la Lune et a ouvert la voie à l’autonomie européenne en matière d’exploration» affirme l’ESA.
L’Europe s’inquiète également des incertitudes financières et technologiques qui pèsent sur la mission ESA/NASA Mars Sample Return (MSR), emblématique d'une longue coopération technico-scientifique entre l’agence européenne et les États-Unis, qui doit récupérer des échantillons martiens que Perseverance recueille patiemment depuis 2021. Dans la version actuelle, ils doivent être déposés par ce rover dans dans le Mars Ascent Vehicle (MAV) qui, une fois en orbite, doit être récupéré par l’ERO (Earth Return Orbiter), un satellite développé à Toulouse par Airbus Defence&Space pour leur retour sur Terre.
Mais les coûts du projet ont explosé et il a plusieurs fois été remis en question. Voici un an, Bill Nelson administrateur de la NASA, avertissait déjà : «Finalement, un budget de 11 milliards de dollars c’est trop cher et un retour en 2040 trop tardif (...). Nous devons sortir des sentiers battus pour trouver une solution à la fois abordable et capable de fournir des échantillons dans un délai raisonnable». Par exemple l’utilisation d’un « atterrisseur lourd » commercial, probablement fourni par SpaceX, solution considérée comme plus économique et ... plus rapide. Car les Chinois ont aussi les yeux rivés sur la Planète rouge et avancent la date de 2031 pour le retour sur Terre d’échantillons martiens via leur mission Tianwen-3 contre 2040 pour la NASA. Impensable pour Donald Trump. Une nouvelle architecture du projet MSR doit être annoncée mi 2026.
Un pas de plus vient d’être franchi. Selon la revue Science, le budget prévisionnel 2026 envoyé à la NASA par l’administration Trump le 11 avril dernier évoque une réduction de 50% de son budget pour la science. Si la proposition maintient le financement des télescopes spatiaux Hubble et James Webb, elle supprime celui du prochain télescope spatial Nancy Grace Roman, quasiment assemblé, et elle entraînerait sans doute la fermeture du Goddard Space Flight Center dans le Maryland, l’un des principaux centres de recherche sur les sciences de la Terre de l’agence et qui emploie environ 10 000 personnes. Sont remis en cause le financement de la mission DAVINCI+ vers Vénus et ... la mission Mars Sample Return. « Ces évènements s’apparentent à l’extinction de la science à la NASA », a réagi Casey Dreier, responsable de la politique spatiale à la Planetary Society, co-fondée par Carl Sagan, qui compte plus de deux millions de passionnés de l’exploration spatiale.
La bataille des télécommunications
Enfin autre sujet et non des moindres, les télécommunications spatiales en orbite basse. L’avance prise par le réseau Starlink d’Elon Musk, la future constellation Kuiper de Jeff Bezos et celle des Chinois Guowang inquiètent l’Europe. Elle prépare sa riposte avec Eutelsat (dont le siège social est en France) et sa filiale OneWeb, qui doit lancer d’ici 2030 plus de 400 satellites dont près des trois quarts serviront pour la constellation IRIS². Financé par l’UE à hauteur de 2,4 milliards d’euros, ce premier réseau de satellites multi-orbitaux en Europe est crucial pour l’indépendance de la France et de l'Europe en matière de communications spatiales sécurisées.
Plus que jamais, la mobilisation de la France et de l’Europe pour la recherche et l’industrie spatiale constitue un enjeu majeur. Pour notre souveraineté mais aussi du fait de notre participation aux efforts pour la sauvegarde de notre planète.
Richard Clavaud
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